dimanche 22 février 2015

Présences 2015 "Les deux Amériques": Entre émerveillement, émotion, et recueillement, avec des oeuvres de Benzecry, Lieberson, Ives, et Adams.

Maison de la Radio (Auditorium) - 19/02/2015

C'était un programme d'une grande densité qui nous était proposé ce soir-là à Radio-France pour le 11e concert du Festival Présences, dont la thématique est cette année "Les deux Amériques". Toutes les forces "maison" étaient réunies : l'Orchestre National, le Chœur et la Maîtrise, dirigés ce soir par le chef originaire du Costa-Rica, Giancarlo Guerrero.

 Le chef Giancarlo Guerrero

Le concert était ouvert par la création mondiale de Madre Tierra, diptyque pour orchestre du compositeur argentin Esteban Benzecry (dont on avait pu entendre lors du concert d'ouverture de ce même festival, - également en création - un Concerto pour violoncelle par Gauthier Capuçon, et dont on entendra aussi les Rituales Amerindios lors du concert de clôture), s'en suivaient les Neruda Songs, long cycle de mélodies pour mezzo et orchestre du compositeur américain Peter Lieberson; puis après l'entracte la célèbre Unanswered Question de Charles Ives, pour se conclure avec la création française du chef-d’œuvre de John Adams On the Transmigration of Souls.

 Le chef Giancarlo Guerrero et le compositeur Esteban Benzecry à Radio-France, lors des répétitions de Madre Tierra.

Inspiré par la culture et la mythologie des peuples amérindiens Inca et Mapuche (cf la note de programme détaillée de l’œuvre sur le site du compositeur), Madre Tierra (Terre Mère) d'Esteban Benzecry s'ouvre sur des couleurs solaires, dont s'extrait un rayonnant ostinato de glockenspiel, aussitôt absorbé dans une pâte orchestrale dense, d'où émergent des soli de vents. Les cordes y sont traitées souvent en de grands aplats sonores, tandis que les bois y font entendre des chants d'oiseaux imaginaires, ou bien des évocations d'instruments traditionnels, tels que les flûtes quenas et zampollas, pour lesquels sont notamment utilisés des intervalles micro-tonaux. Une place de choix est également laissée aux percussions non-tempérées (chimes, blocks, waterphone, guerro etc), qui par leur utilisation laisse entrevoir un ailleurs rêvé et/ou vécu, qui cependant ne tombe jamais dans le cliché carte-postale.
On est alors plongé dans une musique d'une grande virtuosité d'écriture (un art consommé de l'orchestration), extrêmement colorée, dont la parenté avec la démarche de Jean-Louis Florentz est saillante (l’Éthiopie pour Florentz, l'Amérique du Sud chez Benzecry).
D'une grande diversité d'atmosphères, on passe ainsi de plages étales où l'auditeur est plongé dans une nature luxuriante, à des passages où la pulsation se fait beaucoup plus marquée, réminiscences de musiques de danses (grosse caisse sur le temps, cuivres au premier plan). On se régalera également de quelques clin d’œil, comme des passages pouvant évoquer des textures spectrales, jusqu'à un souvenir de la Turangâlila Symphonie de Messiaen dans le premier mouvement Pachamama.
Conçu comme un véritable rituel, le second mouvement Ñuke Mapu, se conclu par le motif de glockenspiel sur lequel s'était ouverte l’œuvre, superposé à un hiératique motif choral d'une grande douceur, entendu à plusieurs reprises le long de la pièce.
Une œuvre de superbe facture, à laquelle on ne peut souhaiter qu'une reprise !



Lorraine Hunt-Lieberson et Peter Lieberson

La mezzo-soprano Kelley O'Connor

La soirée se poursuivait avec l’œuvre du compositeur américain Peter Lieberson, musicien encore fort peu connu et joué en France. Neruda Songs, écrits pour sa compagne Lorraine Hunt-Lieberson, sont un véritable chant d'amour dédié à celle qui fut son épouse et sa muse.Tirés des Cien Sonetos de Amor de Pablo Neruda que le poète chilien dédia à sa troisième épouse, les mots s'adressent ici directement à la femme du compositeur. Créés en 2005 à Los-Angeles sous la baguette de Esa-Pekka Salonen, la pièce fut défendue par Lorraine Hunt-Lieberson durant une année (au disque et au concert), avant qu'elle ne s'éteigne en Juillet 2006, à l'âge de 52 ans, des suites d'un cancer du sein.
Kelley O'Connor est une habitué de ces Neruda Songs, qu'elle a notamment enregistrés en 2011 sous la baguette de Robert Spano, et qu'elle a eu la chance de travailler avec le compositeur avant sa disparition cette même année. Elle se saisit de la pièce en tragédienne, et s'applique à accentuer de sa voix pulpeuse certains accents théâtraux présents dans la partition.
Toutefois, l’œuvre elle-même souffre de certaines boursoufflures, et se mets peut-être trop à notre sens, dans un esprit littéralement post-romantique et opératique "dix-neuvièmiste": L'orchestre étant simplement là pour se fondre et accompagner la voix. On sent dans cette musique un grand héritage de l'opéra italien type Puccini, aussi une influence d'Alban Berg, dans les textures orchestrales notamment, mais également un lien marqué avec la musique de John Adams, chose intéressante lorsque l'on sait que Lorraine Hunt-Lieberson créa l'oratorio de la Nativité El Niño (2000), et que Kelley O'Connor créa le rôle titre de Marie-Madeleine dans son pendant, l'oratorio de la Passion The Gospel According to the Other Mary (2012).  
On retiendra malgré tout de beaux moments dans la partition, comme les interjections de bois dans le n°2 Amor, amor, las nubes a la torre del cielo ("Amour, amour, les nuages ont montés jusqu'à la tour du ciel"), la superbe ligne vocale du n°3 No estés lejos de mí un solo día ("Ne pars pas, même pour un seul jour"), l'orchestration "latine" du n°4 Ya eres mía. Reposa con tu sueño en mi sueño ("Et maintenant tu es mienne, repose avec ton rêve dans mon rêve"). Le dernier des cinq poèmes étant le plus beau musicalement, mais également le plus terrible et prophétique pour Lorraine Hunt, Amor mío, si muero y tú no mueres ("Mon amour, si je meurs et que tu ne meurs pas"). On ne peut qu'être touché par ce paisible choral à la tendresse consolatrice, et ces mots si lourds de sens lorsque l'on connait le contexte de la composition de ces Songs.


Charles Ives

La seconde partie du programme nous faisait entendre pour commencer l’intrigante pièce de Charles Ives The Unanswered Question (La question sans réponse). Cette courte pièce se construit en trois plans distincts : une trompette solo (Marc Bauer "spatialisé" pour l'occasion en haut de l'Auditorium), un petit ensemble de bois (au milieu de l'orchestre "normal", et dirigé spécialement par le violoncelliste Carlos Dourthé, car requérant un tempo différent des autres instruments), et enfin le reste de l'orchestre, dont un important choral de cordes nimbe la mélodie de la trompette et les  interjections (parfois violentes) des bois.
Alors que le chef n'est pas encore entré sur scène, les cordes commencent à jouer à peine après avoir terminé de s'accorder. Grande théâtralisation afin de mettre en avant cet étrange objet musical qu'est The Unanswered Question. Ce thème aux cordes et cette obsédante mélodie de trompette sont donc particulièrement mis en valeur, car nous les entendrons par la suite dans la Transmigration of Souls de John Adams. Un moment poétique, à la fois intime et intriguant, en prélude à la grande fresque chorale qui suit.

John Adams

Composé peu après les attentats du 11 Septembre 2001, et en lien avec ceux-ci, créé en 2002 par le New-York Philharmonic et Lorin Maazel, On the Transmigration of Souls (De la Transmigration des Âmes) de John Adams requiert un très large effectif : grand orchestre (comprenant un célesta - joué ce soir par Dimitri Vassilakis, ainsi que deux pianos, dont un accordé en 1/4 de tons), grand chœur mixte, chœur d'enfants, et sons fixés. Les textes utilisés par le compositeur peuvent être vu en plusieurs catégories : tout d'abord une litanie de noms de disparus diffusés par les hauts-parleurs, ainsi que des phrases recueillis sur des petits feuillets placardés autour de Ground Zero par des proches des victimes (chantés par le chœur). Des mots à la déchirante simplicité, tels que "Rentre vite Louie, nous t'aimons", ou bien "Elle était la prunelle de mes yeux". Pour le compositeur, cette œuvre ne se veut pas un Requiem ou un Mémorial dédié spécifiquement à la mémoire des victimes des attentats, mais véritablement comme un espace musical en trois dimension "un endroit où vous pouvez aller et vous retrouver seul avec vos pensées et vos émotions", dixit Adams lui-même.
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Joué "attacca" sans pause avec la pièce de Ives, On the Transmigration of Souls débute par environ une minute de bruits urbains, klaxons, voitures, rires, sirènes.. Autant de choses qu'un citadin "n'entend" plus forcément. Puis lentement, comme émergent de nulle part, le chœur et la maîtrise entrent. On est saisi d'emblée par des couleurs hallucinées dû notamment à l'usage d'un groupe de cordes accordés avec un quart de ton de différence, ainsi qu'un ensemble de percussions accordées en tempérament mésotonique, typique du John Adams de ces dernières années.
On ne dira pas assez combien était intelligente l'idée de programmer The Unanswered Question en prélude à cette œuvre. En effet, au bout de quelques minutes de musique, Adams cite textuellement la pièce de Ives, nimbée du tintement des percussions. Le trompettiste solo Marc Bauer était d'ailleurs resté seul en haut de l'Auditorium afin de jouer le début de Transmigration. Ces textures sonores totalement irréelles feront voyager l'auditeur durant les 25min de ce véritable "espace mémoriel", se concluant sur une dernière litanie de noms, à laquelle sur superpose encore une fois le thème des cordes de la Unanswered Question de Ives. L'ultime voix entendu (une femme prononçant simplement les mots "I love you"), la pièce se referme sur les bruits citadins entendus au début.
Les dernières notes s'étant évanouies, c'est après un long silence de cathédrale comme on en entend rarement en concert, que le public de Radio-France accueillit chaleureusement cette œuvre bouleversante, qui était (malgré sa création il y a 13 ans) donnée ce soir en création française.



La captation du concert par France Musique :
http://www.francemusique.fr/emission/les-jeudis-du-national/2014-2015/charles-ives-john-adams-et-une-creation-mondiale-d-esteban-benzecry-au-programme-de-ce

Pour en savoir plus sur Esteban Benzecry et sa création Madre Tierra :
http://estebanbenzecry.com/eng/#top
http://www.maisondelaradio.fr/article/les-entretiens-de-presences-1-benzecry

Pour en savoir plus sur On the Transmigration of Souls de John Adams : 
http://www.maisondelaradio.fr/les-entretiens-de-presences-5-adams






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