dimanche 3 mai 2015

Le glaçant "Penthesilea", septième opéra de Pascal Dusapin, s'impose à la Monnaie de Bruxelles

Théâtre de la Monnaie, Bruxelles - 7/04/2015


Penthesilea de Henrich von Kleist (1777 - 1811): l'histoire d'une rivalité, celle de la reine des Amazones, Penthésilée, et du héros grec Achille. C'est aussi l'histoire d'une lutte où l'amour et la mort se confondent sur fond de respect d'une loi séculaire, un drame où la violence est omniprésente, jusqu'au finale morbide, où Penthésilée dévore son amant en compagnie d'une horde de chiens... Voici le scénario qui occupe le compositeur Pascal Dusapin (né en 1955) depuis de nombreuses années, au point que le projet de ce septième opéra abouti enfin après un long temps de mûrissement dans l'esprit du compositeur. Il en rédigea d'ailleurs lui-même le livret (en allemand), en collaboration avec la dramaturge Beate Haeckle.

Georg Nigle (Achille) et Natascha Petrinsky (Penthésilée)

Tout commence par quelques gouttes de harpe (référence à la Grèce Antique, comme le seront par la suite les vents traités à la façon d'un aulos, ainsi que le cymbalum - rappel d'instruments disparus - ou bien le Chœur commentant l'action à la manière d'une Tragédie), la scène est jonchée de corps à terres, au milieu d'eux, Penthésilée (Natascha Petrinsky) se relève, mais ne chante pas. Seule sa confidente Prothoée (Marisol Montalvo) a la parole, enjoignant sa reine de garder son calme face à cette situation intenable, où celui qu'elle aime est également l'ennemi dont elle veut la mort, dictée par une loi ancestrale.



Dusapin tire de cette intrigue dure, une musique souvent rêche, âpre, acérée, à l'image des peaux en attente d'être tannées qui occupent le plateau. On est alors bien loin de l'hédonisme sonore de son opéra de chambre Passion (2006), ainsi que de ses dernières œuvres symphoniques Morning in Long Island (2011) et le concerto pour violon Aufgang (2013). Ici point de couleurs chatoyantes, de cuivres rutilants, tout est sombre, tranchant et angoissé.
Le compositeur privilégie notamment l'usage des timbres graves de l'orchestre (violoncelles, contrebasses, clarinettes basses et contrebasses), utilisés parfois de manières extrêmement rugueuse (les slaps et "grognements" en flattertzung de clarinette contrebasse).
On remarquera également que souvent ce ne sont que les instruments cités ci-dessus qui accompagnent les chanteurs (voir moins, ce qui abouti par moments à de surprenantes combinaisons, voix/clarinette basse par exemple), marquant ainsi l'expérience de Pascal Dusapin dans le domaine de l'opéra. En effet, jamais la fosse ne prend le pas sur le plateau, les tutti n'étant réservés qu'à d'intenses moments de l'actions, répartis de manière sporadique, les mettant ainsi considérablement en valeur (au contraire de Akhmatova (2011) de Bruno Mantovani ou des Pigeons d'Argile (2014) de Philippe Hurel, qui tombaient rapidement dans le défaut de tutti trop nombreux et puissants, menaçant ainsi la perception des voix et le cheminement narratif de l'oeuvre).

Franck Ollu et Pascal Dusapin, durant les répétitions de Penthesilea

Car ici, contrairement à Passion (la dernière production lyrique du compositeur), où le livret à la poésie énigmatique (autour du mythe d'Orphée) n'était qu'un prétexte à une musique d'une incroyable sensualité, dans Penthesilea la musique de Dusapin se met constamment au service du drame et de la narration, conférant ainsi à la réussite et à l’efficacité de l'oeuvre. Car qu'est-ce qu'un opéra si ce n'est avant tout du théâtre en musique ?  Le compositeur n'hésite d'ailleurs pas à introduire de nombreux figuralismes au sein de son oeuvre, en premier lieu duquel des sons électroniques (réalisés par Thierry Coduys) faisant entendre tantôt la pluie ou l'orage, tantôt ces flèches acérées fendant l'air et cette meute de chiens assoiffée de sang qui finira par dévorer le corps d'Achille.

Du côté des scènes marquantes, l'opéra atteint son climax lors de "l'anti" duo d'amour entre Achille et Penthésilée, avant que celui-ci ne défit celle qu'il aime dans un duel mortel duquel il ne ressortira pas vivant. On retiendra également la bouleversante scène finale, où la reine des Amazones réalise (enfin) qu'elle a tué l'homme qui l'aimait d'un amour véritable, avant de se donner elle-même la mort. Seule reste la voix parlée de Penthésilée (le chant s'efface au profit du drame), puis lorsque celle-ci a rendue son dernier soupir, le Chœur (hors scène) ne prononce que quelques mots ("Désolation, remord, espoir") sur quelques parcimonieuses et déchirantes harmonies, abandonnant le spectateur interdit face à ce spectacle d'anéantissement, le laissant ainsi réfléchir sur les résonances qu'une pareille thématique pourrait avoir à l'heure actuelle.

Le tableau final de Penthesilea, de Pascal Dusapin (la mort de Penthésilée)

Sur la plateau, la mezzo-soprano Natscha Petrinsky irradie de sa présence une scène qu'elle ne quittera pratiquement jamais en 1h30 de spectacle. Son timbre brûlant n'est pourtant pas ménagé par une écriture d'une grande difficulté technique. Toutefois au travers de cela, la mezzo réussit à faire ressortir non seulement toute la musicalité des lignes vocales du compositeur, mais aussi, grâce à un stupéfiant jeu d'actrice, à incarner d'une manière incandescente la détresse et la solitude de la reine des Amazones, tiraillée entre l'amour et le respect de la loi ancestrale. On aura également apprécié la Prothoé sensible de la soprano Marisol Montalvo (que l'on entendait il y a quelques mois dans Pli selon Pli de Boulez à la Philharmonie de Paris), ainsi que le contralto sépulcral de Eve-Maud Hubeaux en Grande Prêtresse.
Côté masculin, on s'attendait à retrouver le baryton Georg Nigle dans un des rôles principaux. Grand spécialiste de la musique de Dusapin (créateur notamment des rôles de Faust dans Faustus the Last Night, Lui de Passion, ou bien dédicataire du grand cycle de lieder O'Mensch!), c'est en fin connaisseur de cet univers qu'il aborde pour cette création le rôle d'Achille. Dans sa zone de confort, Georg Nigle nous offre une interprétation passionnée du personnage (parfois au confins de la folie), donnant ainsi un magistral répondant à Penthésilée. Les autres rôles masculins de la production étant bien trop peu développés, on mentionnera tout de même le Ulysse de Werner van Mechelen et le Bote de Wiard Witholt, complétant ainsi une distribution à l'avenant.

Georg Nigle (Achille) aux mains de Penthésilée (Natascha Petrinsky)

Remplaçant au pied levé Katie Mitchell (dont on se souvient de la mise en scène de Written on Skin de George Benjamin en 2012 pour le festival d'Aix en Provence), Pierre Audi nous offre pour Penthesilea un spectacle aussi glaçant que l'opéra, en noir et blanc, baignant dans une ambiance post-apocalyptique. D'un plateau quasi-nu où sèchent de larges peaux attendant d'être tannées (images reprises dans l'installation vidéo signée Mirjam Devriendt), le metteur en scène créé un espace à la sobriété glaçante, que l'on pourra peut-être trouver trop uniforme. On notera aussi que bien que le livret use de nombreuses scène violentes, la mise en scène joue quant à elle la carte de la suggestion (chose rare à l'heure actuelle), ce qui amène une distanciation bienvenue à certains moments de l'intrigue (et par là une universalité du propos), comme lors de la mort d'Achille.

Dans la fosse, l'Orchestre de la Monnaie placé sous la baguette souveraine de Franck Ollu (lui aussi grand spécialiste de la musique de Dusapin, dont il a notamment dirigé la création de Passion) créé à lui seul la tension et l'angoisse née de cette musique (incroyable investissement des clarinettes basses et contrebasses).

Franck Ollu à propos de Pascal Dusapin

En résumé, peut-être pas le plus bel opéra de Pascal Dusapin (on préférera sûrement l'hédonisme de Passion), mais tout de même une oeuvre intense, de superbe facture, qui plus est magnifiquement servie par des interprètes passionnés, et qui prouve décidément que Dusapin est un des compositeurs les plus séduisants à l'heure actuelle.

On en profitera également pour saluer le Théâtre de la Monnaie, qui met en streaming vidéo toutes ses productions (pendant un temps limité) après qu'elles aient été à l'affiche.
C'est grâce à cela que nous pouvons aujourd'hui écrire cet article... Alors profitons-en, Penthesilea est en replay sur le site internet de la Monnaie pour une dizaine de jours encore, jusqu'au 13 Mai !



Pour voir (et revoir) la création de Penthesilea de Pascal Dusapin:

http://www.lamonnaie.be/fr/mymm/related/event/430/media/2267/Penthesilea%20-%20Pascal%20Dusapin/



Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire